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Sur les traces des Lives, peuple disparu
La Lettonie, vue par la nouvelliste Nora Ikstena. A la recherche de matière pour son prochain livre, elle parcourt à pied la côte Baltique, le long de la péninsule de Courlande.

Là-bas, au-dehors, c’est toujours la même guerre du vieux monde qui fait rage. Les plus puissants oppriment les puissants, les puissants oppressent les plus forts, les plus forts dominent les forts, les forts écrasent les faibles. Les rangs interminables des guerriers se dressent par ordre décroissant. Des guerriers innombrables qui se fracassent le crâne à coups de grosse massue. L’esprit engourdi, la mémoire perdue, les guerriers tâtonnent sur le champ de bataille. Peut-être attendent-ils qu’on les appelle par leur nom ? Peut-être voudraient-ils revenir à la réalité ? Tant qu’il y a des raisons de faire la guerre, il faut la faire ! Qu’importe la réalité. L’intelligence des hommes est épuisée, les illusions du monde envolées, l’esprit universel paralysé. Seuls les plus faibles désertent. Ceux qui n’ont plus de raison de lutter pour le pouvoir. Il y a trois débarcadères au bord de la mer : celui de la vie, celui de l’amour et celui de la mort. On y attache les déserteurs en guise d’avertissement. Pendant que les héros et les invalides de guerre leur jetteront des pierres, Dieu comprendra la motivation des plus faibles. Ils n’ont plus de cause à défendre. La réalité se brise comme les vagues contre les trois débarcadères : Jelami, Armaztoks, No’vo [la vie, l’amour, la mort, en langue live].

Mon âme s’oppose instinctivement à cet ordre du monde dominé par les guerres, les attentats terroristes, les unions économiques et politiques. Une réalité terrifiante dans laquelle de plus en plus de gens perdent leur raison d’être. Mon âme s’oppose et cherche la vérité face à cette réalité. Je sais comment y arriver. Le sac à dos sur les épaules et mes pieds qui arpentent la côte Baltique. Nous, quatre femmes, nous avons pour but de faire le tour de la mer Baltique au cours de notre vie. Quand les pieds foulent la plage de sable ou de galets, quand l’infini est à portée de main, quand Dieu est à nos côtés, nous parvenons à la vérité.

Dans le bois de Mazirbe, sur la côte de la péninsule de Courlande, de grands bateaux en bois pourrissent depuis des dizaines d’années. Des fleurs, de l’herbe et des arbres leur poussent à travers. Autrefois des pêcheurs lives leur ont donné des noms, ils ont goudronné leurs carènes, ils ont gagné le large. La mer salée et joyeuse s’agitait le long des bateaux. IIs revenaient à terre lourds, pleins de poissons. Après la Seconde Guerre mondiale, fuyant l’occupation soviétique, les villageois ont pris les bateaux de pêcheurs pour traverser la mer et aller en Suède, puis ils se sont réfugiés en Amérique et en Europe. Le pouvoir soviétique avait ordonné de rassembler les bateaux dans le bois afin que les fugitifs ne puissent plus les atteindre. Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, leurs carcasses y dorment comme des témoignages de destins écrasés par l’injustice du monde.

Là-bas, au-dehors, c’est toujours la même guerre du vieux monde qui fait rage tandis que moi, fatiguée par la marche, je m’endors dans un bateau pourrissant et je fais un rêve. Sur une vaste plage blanche il y a beaucoup de gens. Ils attendent le début de quelque chose. Le serviteur de Dieu descend de la dune, monte sur un bateau renversé, ouvre un livre et crie dans la foule :

“Diku Inne veuf, originaire de Kosrags, et Trine, veuve du défunt Otu Ansis, de Pitrags.
Niks, enfant du lieu-dit Nitelis, propriétaire, et Gerde, troisième fille d’Indrikis, aubergiste à Kolka.

Janis, garçon de ferme de Delnieku Peteris, un étranger, devenu l’homme de la famille, et Babe, servante de Kalnu Didrikis, une fille de Saunags.

Janis, de Pitrags, vieux propriétaire des terres de Randas, père de Randu Krisjanis, veuf, et Lize, soeur de Reinu Niks, veuve du défunt Adams, de Mazirbe.”

Le serviteur de Dieu appelle, les couples se donnent la main et vont chacun de leur côté créer les rangs de la vérité, pendant que le vent de la mer siffle : “Izandod etabod virpoli, izandod etabod virpoli.” [Les seigneurs décident du sort.]

Jadis mon rêve était réalité. Ici, il y avait les villages des Lives, des gens y vivaient, aimaient et mouraient. Qu’est-ce que je cherche ici, moi ? La sensation de peur de l’avenir, celle que rien n’est éternel. Une sensation unique, qu’on ne peut acheter pour rien au monde : la sensation que là, longeant la côte, croisant sur son chemin le temps passé, présent et futur, mon âme ne vit pas simplement le temps qui lui est alloué, mais qu’elle s’initie.

Vue de la côte près de Jurkalne, la mer enneigée est si indiciblement belle qu’elle rappelle une histoire d’Andreï Tarkovski. Pendant deux semaines, avec son équipe de tournage, il attendait la brume sur l’île de Gotland. Quand enfin, au petit matin, elle est venue de la mer et que les gens épuisés par les nuits blanches étaient prêts à filmer, Tarkovski a dit ces mots légendaires : “Ne filmez pas ! C’est trop beau.” Suivre sa trace sur la côte enneigée que personne n’a encore foulée du pied aujourd’hui, c’est comme entrer dans l’éternité. Avec la parole, au-delà du temps.

A Uzhava, la pommeraie est aussi envahie par la neige. Elle vient de tomber, légère et abondante. Lorsqu’on passe sous les arbres, on a la sensation que les branches ne ploient pas sous la neige, que ce fardeau n’est pas pesant mais doux et attentif. La neige envahit la terre nue et humide comme une idée belle et exaltée. Comme une conviction qui, pour un esprit rationnel, n’aurait même pas lieu d’exister.

Au fond du jardin enneigé, un chien noir fidèle et joyeux se met dans les jambes de deux vieillards aux visages desséchés par le froid. La vieille maîtresse raconte que le chien a été abandonné sur la route de Ventspils, le vieux maître participe au récit avec les yeux. Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête des gens pour qu’ils jettent un chien vivant sur la route ? Le vieux couple sort d’un autre moule. Ils ne comprennent pas une telle aberration. Dans la pauvreté, ils élèvent des vaches bleues à Uzhava. Ils sont du côté des perdants. Car dans les conditions actuelles, en Lettonie, élever des vaches bleues équivaut à parler une langue que seules quelques personnes parlent encore. La semence étant très chère, les boeufs bleus sont encore plus rares que les vaches. Splendeur et misère du matriarcat. Mais Olina est pleine. Ses flancs argentés sont gros et tièdes, le pis gonflé, le museau bleu-gris se tourne avec attention vers le nouveau venu. Ses yeux grands et intelligents sont comme deux hémisphères d’une âme. En caressant le gros flanc d’Olina, la main du vieillard sent, au présent, les palpitations du temps perdu. La capacité d’une minorité à vivre dans le monde de la majorité. Créer des miracles bleus dans l’édifice perfectionné et rationnel des gens. Etre obsédé par une idée qui, pour changer, n’aspire pas à détruire mais à préserver.

Pas d’obstacles sur la route hivernale. Brusquement, l’air de la forêt mêlé à la fumée des cigarettes me fait entrevoir la vérité : que rien n’arrive par hasard, que les hommes et les pensées se rencontrent avec un sens profond, ignoré au moment de la rencontre.

Près de Sarnate, la mer est indomptable comme un cheval sauvage. Personne ne sera capable de la maîtriser. Sur l’escarpement de la falaise, je déploie mes bras comme des ailes et je regarde la mer en face. Peut-être était-ce une larme de joie qui saisit l’esprit de Dieu quand il flottait encore sur l’eau. Peut-être était-ce une goutte de sueur qui s’est écoulée du front de la mère universelle lorsqu’elle faisait son rude travail d’enfantement. Telle une larme, telle une goutte, elle errait dans le ciel, jusqu’à ce qu’on l’ait nommée “mer” et qu’elle soit tombée sur terre.

Le corps de la mer, c’est le giron maternel, par lequel, dans la sueur, le sang et les larmes, la vie vient au monde. L’âme de la mer, c’est la surface changeante de l’eau, par laquelle la vie s’en va vers la ligne d’horizon. La langue de la mer c’est la langue primaire que toute Babel comprend. T. S. Eliot en parlait comme de “l’éternel angélus que sonne la cloche de la mer”. Avant lui, de simples chanteurs croyaient que la langue de la mer naissait dans les vagues où “une âme joyeuse se balance sur l’eau”.

La mer est l’homme autant que l’homme est la mer. La chair est salée comme une mer, la mer est salée comme une chair, l’âme est transparente comme une mer, la mer est transparente comme une âme. Le temps qui se brise sur les débarcadères, ce sont les heures comptées par une femme inquiète qui veille en attendant que son bien-aimé rentre de la mer. Le temps immobilisé d’une vie pétrifiée que la mer rejette sur la côte, c’est le temps qui s’est arrêté la nuit où son bien-aimé n’est pas revenu. Le temps passé et le temps à venir.

La conversation de l’homme avec lui-même au bord de la mer est une prière profonde. La voix de l’homme, l’écho de la mer, la voix de la mer, l’écho de l’homme.

Quelle est la prophétie du ciel ? Il te faudra aimer et il te faudra haïr, il te faudra être déçu, te réjouir, t’attrister, mentir, dire la vérité, obtenir, perdre, il te faudra t’affliger, flatter, trahir et pardonner, il te faudra espérer, reprocher, sentir, deviner, il te faudra vouloir, il te faudra attendre, recevoir, perdre. Il te faudra vivre et il te faudra mourir, il te faudra mourir et il te faudra vivre. Il te faudra, il te faudra...

Un pèlerin mortel au bord de la mer éternelle. Il regarde par-dessus l’eau, il voit l’autre rivage en face, mais il continue à croire que cet espace est infini. Le pèlerin libère son âme pour qu’elle commence son chemin sur la surface de l’eau. Le vent jette au visage du pèlerin le mot salé de la prière - comme une larme de joie de Dieu, comme une goutte de sueur de la mère universelle.

Quand mes pieds nus arpentent le quatre-vingtième kilomètre de la plage sur la route qui mène d’Akmenrags au village de Nida, à la frontière lituanienne, j’ai une feuille blanche dans ma tête. Quelque chose que j’ai écrit en rassemblant mes dernières forces et que je laisse derrière mon dos. Une pensée pure naît dans le silence, sur la route de la plage - d’un côté le marais, de l’autre la mer. Il y a quelqu’un qui te protège, il y a quelqu’un que tu dois remercier pour la naissance de ta pensée pure. Le temps passé et le temps à venir créent une force en toi, tu t’assieds sur le débarcadère de Nida et tu montres au soleil un v, comme victoire.

Nora Ikstena
Nouvelliste et romancière,Nora Ikstena est née en 1969. Considérée comme l’un des meilleurs talents de la littérature contemporaine lettone, elle a publié son premier texte en 1992, avant de recevoir, six ans plus tard, le prix de littérature du ministère de la Culture de Lettonie.

Nora Ikstena est l’auteur de deux romans : Dzives svinesana (Célébration de la vie, 1998) et Jaunavas
maciba (Education de la Vierge, 2001), tous deux publiés par les éditions Atena à Riga et pas encore traduits en français.
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