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Le chant choral, témoin et gardien de l'identité lettone
LE MONDE | 21.08.03 |

Le Festival de Riga, qui mobilise plus de trois cents formations amateurs, témoigne de l'intérêt des habitants de la République balte pour leurs traditions populaires et leur langue. Les chants lettons portent en eux la peine ressentie pendant les différentes occupations. Ils sont souvent sombres et sévères, débordant d'émotions longtemps contenues. Ivars Cinkuss appartient à la nouvelle génération de chefs de choeur baltes qui perpétuent la tradition du chant populaire. A 33 ans, ce Letton à la tignasse blonde est revenu au pays prendre la relève des anciens, une fois empoché son diplôme de direction de chour à l'université de Princeton (New Jersey). Une façon de rendre hommage au chant, un art qui permit aux Baltes de préserver leurs langues et leur identité culturelle à travers l'histoire souvent douloureuse de leurs pays. Longtemps réduits au servage, les habitants de ces terres plates balayées par les vents de la mer Baltique ont vécu sous le joug des Suédois, des nobles allemands, des seigneurs polonais et des tsars de Russie. Une vingtaine d'années après avoir obtenu leur indépendance, les trois Républiques baltes, Lettonie, Lituanie et Estonie, sont annexées par Staline en 1940. L'intelligentsia est déportée en Sibérie, et des centaines de milliers de personnes sont "importées" de l'empire soviétique pour faire tourner les usines, au point - surtout en Lettonie et en Estonie - de mettre en danger l'existence même des langues du cru.
"HAÏKUS LETTONS"
C'est en fredonnant le soir à la veillée ou lors des travaux des champs que la population a pu perpétuer coutumes et récits ancestraux. Peu à peu, les Lettons ont façonné des dizaines de milliers de dainas, chansons concentrées en quatre vers, aux tonalités souvent lancinantes. Plus que la rime, c'est l'alternance de rythmes et d'accentuations courtes et longues qui importe dans la composition de ce que Nicolas Auzanneau, du Centre culturel français de Riga, appelle les "haikus lettons". "Les paroles des dainas évoquent la vie de tous les jours, mais aussi les rites païens d'avant la christianisation", explique Ivars Cinkuss. On y trouve des histoires de "diable dans les buissons", de cheval disparu qui réapparaît mystérieusement dans "un jardin de roses", de montures dont les rênes sont faits de "serpents"... Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Krisjans Barons entreprit de rassembler les dainas par écrit - à l'image d'Elias Lönroth, qui collecta un peu plus tôt les récits composant le Kalevala, la grande épopée finlandaise - contribuant ainsi à l'éveil du sentiment national letton. Celui-ci gagna en dynamisme avec la tenue, en 1873, de la première grande Fête du chant de Riga. D'une périodicité alors irrégulière, l'événement ne tarda pas à devenir un élément central dans la vie culturelle lettone, tout comme les festivals du même genre existant en Estonie (depuis 1869) et en Lituanie (depuis 1924). Aujourd'hui, sa préparation monopolise quasiment toutes les chorales amateurs du pays - plus de trois cents - pendant les deux années qui précèdent chaque festival, organisé deux fois par décennie et dont la dernière édition a eu lieu du 30 juin au 6 juillet. Si les paroles n'ont guère évolué au fil du temps, les mélodies se renouvellent, ce qui permet aux compositeurs lettons (Emilis Melngailis, Alfreds et Imants Kalnins, Pauls Dambis...) de faire entendre leur voix. "Après 1945, tout le monde a cru que le festival serait interdit par les Soviétiques, raconte Ivars Cinkuss. Mais Moscou a choisi de le maintenir pour montrer au monde extérieur qu'une petite nation qui continuait à chanter ne pouvait pas être malheureuse au sein de l'URSS..." Les kolkhozes eurent chacun leur chorale, ainsi que des fanfares. Le répertoire était contrôlé. Des chansons à la gloire de Staline furent évidemment ajoutées au programme. Mais les Lettons purent continuer à interpréter, en costumes traditionnels, certaines de leurs vieilles mélodies aux paroles a priori sans signification politique. A partir du début des années 1970, les choristes osèrent entonner des chants non prévus au répertoire. La foule clamait les noms de compositeurs interdits.
TONALITÉ PATRIOTIQUE
Empêchés naguère d'apprendre leur langue à l'école, les Lettons la chérissent d'autant plus aujourd'hui qu'elle reste minoritaire à Riga et dans d'autres villes du pays, douze ans après le retour à l'indépendance. Un contexte particulier qui explique sans doute la tonalité parfois très patriotique, voire nationaliste, de chansons interprétées pendant le festival. "C'est un signe de notre temps que de suspecter tout ce qui est patriotique", objecte Viestarts Gailitis, journaliste culturel au quotidien letton Diena. "Mais en quoi est-ce dangereux de chanter des chansons à la gloire d'un petit pays ? Nous n'avons jamais cherché à dominer qui que ce soit." Cet été, pour la première fois, la programmation du festival a laissé une petite place aux chorales des minorités russophones du pays. L'événement n'en reste pas moins un creuset de l'identité nationale lettone. Une notion qui risque de s'étioler chez les jeunes, attirés par la variété d'influence anglo-saxonne. D'où l'idée de donner une touche plus moderne à certains concerts, à renfort d'écrans géants et de stars de la pop locale. "Les jeunes sont en passe d'oublier qui ils sont, d'où ils viennent, leur héritage. C'est pourquoi il est important qu'ils prennent conscience de leurs racines", plaide Ivars Cinkuss, à la veille du référendum sur l'entrée du pays dans l'Union européenne, le 20 septembre.
Antoine Jacob
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